Considérations nietzschéennes sur "2001" de Stanley Kubrick

Publié le par JubilArt

 


 

 

 

 

 

Il est vrai que cette réflexion n'est pas en elle-même purement novatrice, mais il semblerait qu'au moment d'invoquer la figure nietzschéenne dans l'oeuvre de Kubrick, l'on omet généralement l'importance de cette pensée et sa matérialisation dans "2001" qui, si l'on prête un minimum d'attention, se révèle être une parabole du mythe nietzschéen. Nous parlons ici de mythe comme nous pourrions parler de philosophie tant les deux concepts sont intrinsèquement liés dans l'oeuvre du philosophe allemand, je pense notamment à "Ainsi parlait Zarathoustra", récit initiatique de la marche de Zarathoustra, pourfendeur d'une pensée occidentale amorphe.

 

"Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche nous permet ainsi d'amorcer notre réflexion. Précisons tout de même ici que nous n'envisagerons que des pistes de réflexion enrichies de quelques détails, mais nous aimerions que ces quelques offrandes puissent un jour trouver une concrétisation littéraire plus conséquente.

 

Le "Zarathoustra", c'est ainsi que nous l'appellerons par pure familiarité, est une des pièces majeures de la pensée nietzschéenne, un coup de bélier mégatonique dans l'estomac et dans l'encéphalogramme plat de la pensée occidentale, le marcheur Zarathoustra fonce plus qu'il ne déambule dans le champs de fleurs de nos pensées. Invoquant le "la volonté vers la puissance ", Nietzsche voit dans le "surhumain", le prochain éveil de l'homme, le mouvement incessant de "l'éternel retour". Le surhumain, à l'image de la pensée de Nietzsche, n'est pas un concept qui une fois atteint doit rester statique, c'est à dire que ce n'est pas une finitude en soi, mais un mouvement perpétuel, un but à chaque fois repoussé. La postérité éclatant de cette oeuvre est multiple et non mesurable tellement elle est immense. Mais pour le sujet qui nous intéresse, nous citerons ici l'interprétation musicale phénoménale de Richard Strauss "Also sprach Zarathoustra", "Ainsi parlait Zarathoustra" traduit du germain. Merveilleuse adaptation du poème forcené de Zarathoustra, la pièce musicale, et notamment la fameuse introduction, constitue exactement cette montée crescendo de Zarathoustra vers on destin, de l'aurore au Grand Midi, du néant dans lequel surgit la lumière jusqu'à l'éclosion et l'affirmation ultime du surhumain, cette explosion intergalactique de l'homme qui symbolise son éveil à une nouvelle ère de la pensée et de la condition de l'homme. Le "Zarathoustra" est ainsi la traduction un peu raccourcie je le concède de l'éveil de l'homme dans une nouvelle évolution. La structure du parcours de l'homme, "corde tendue entre l'animal et le surhumain", doit observer un déclin préalable afin d'émerger par la suite dans sa forme renouvelée et plus pure du surhumain. Cet état préalable du déclin, et donc le chemin qui doit être parcouru par l'homme, est primordiale pour la compréhension du film de Kubrick.

 

Le film de Kubrick utilise trois fois ce thème musical, et les trois fois sont judicieusement choisies. Nous allons les citer avant d'en évoquer véritablement l'importance. La première est au tout début du film, dans le générique, accompagnant l'émergence de la Terre dans le Cosmos, et le reveil de l'humanité dans l'aridité et la rudesse des paysages préhistoriques. La seconde fois est lorsque l'homme-singe découvre le pouvoir de l'os, et donc de l'outil. La dernière utilisation intervient avec l'avènement de l'enfant cosmique, nouvelle étape de l'homme dans sa progression vers le surhumain.

Nous avons exposé préalablement non pas la finalité de l'oeuvre de Nietzsche mais un de ses buts, l'éveil de l'homme afin d'atteindre le surhumain ,"le sens de la Terre". Nous le voyons, la musique de Strauss, simulant cette montée crescendo de l'éveil, accompagne l'homme à chaque fois qu'il progresse dans son éveil, dans sa libération. Elle est présente pour renforcer la symbolique nietzschéenne du film, tout en procédant à un effet de miroir avec l'oeuvre de Nietzsche, la musique en illustrant les grands événements de l'éveil de l'homme donne à comprendre que le film se veut une parabole du livre. Ainsi l'oeuvre cinématographique peut se comprendre comme une relecture du mythe de Zarathoustra. Les images abondent d'ailleurs dans ce sens.

En effet, la première séquence correspond au réveil, et non à l'éveil, de l'homme, c'est à dire que celui-ci d'abord singe prend conscience de son existence, mais menant une vie simple et primaire, conduit par l'instinct de survie. Elle est l'aurore de l'homme comme celle qui fut pour Zarathoustra qui prend conscience de son devoir envers le monde et qui descend de sa montagnes vers les hommes.

La seconde séquence est beaucoup plus explicite. Le singe se saisit d'un os et découvre l'utilisation de l'objet, conférant à son premier outil une fonction d'arme, de chose destructrice, l'emploi le plus simple d'un outil. En se servant soudain d'un objet extérieur à lui et non plus de son corps, le singe s'éveille et franchit un cap dans sa trajectoire vers le surhumain. Une image vient ainsi renforcer cette impression: lors de la destruction du squelette vient s'insérer le plan d'un buffle s'écroulant, comme terrassé par les coups du singe devenu homme primitif. Cette image devient le symbole de la primauté de l'homme sur le reste du monde, de sa séparation avec l'animal. Il devient ainsi "la corde entre l'animal et le surhumain", cet "état de transition". Il suffit d'observer d'ailleurs avec quelle puissance et quelle frénésie le singe prend conscience de son évolution pour comprendre qu'il s'est inséré dans la voie du surhumain.

Enfin, la dernière séquence dans laquelle apparaît la musique de Strauss est le final et la mutation de l'homme déchu en enfant des étoiles, nouvelle étape de transformation de l'homme dans la voie du surhumain.

 

Nous avons donc vu ici en premier lieu le rôle de la pièce musicale de Strauss qui constitue l'allusion la plus immédiate à l'oeuvre de Nietzsche dans 2001, premièrement car elle reprend directement le titre du poème philosophique, et ensuite parce qu'elle vient surligner différentes étapes du film que l'on rapproche aisément de l'oeuvre littéraire. La suite de notre courte étude nous amène donc à analyser les rapprochements structurels entre le livre de Nietzsche et le film de Kubrick. Cela s'avère aussi assez immédiat, et il ne sert à rien de s'attarder trop longtemps dessus. On comprend aisément que le film est jalonné d'étapes qui reprennent la pensée de NIetzsche (mieux vaut parler de penser que de véritable philosophie, puisque la pensée de Nietzsche n'est pas définie clairement dans le cadre stricte de l'analyse scientifique), par exemple l'éveil de l'homme, l'importance de l'aurore, en particulier lors de la première partie du film, du déclin obligatoire qui doit précéder l'accession au surhumain,etc. Arrêtons quelques instants sur le concept de déclin dans 2001. L'homme certes progresse dans les âges et dans l'avancée technologique, mais il décline dans son rapport à ses créations, à ses outils, jusqu'à devenir totalement dominé par ceux-ci, l'exemple du supercalculateur CARL en est le parangon. Par la suite, l'astronaute Bowman assiste, par l'intermédiaire d'une série de champs et contre-champs, à son propre déclin, déclin nécessaire qui l'amène franchir l'étape de l'homme pour l'enfant cosmique.

 

Je me bornerai enfin à délivrer un dernier exemple d'influence Nietzschéenne dans 2001, il s'agit de l'astronaute Bowman. Plus que l'archétype qu'il représente, son nom est d'abord une référene assez explicite au "Zarathoustra". Arnauld Pierre dans son ouvrage "Maternités Cosmiques" avance que "Bowman, littéralement l'archer, n'est donc pas seulement le Ulysse d'une moderne odyssée cherchant le chemin du foyer, il fait aussi penser à un autre porteur d'arc, le "centaure visant les nues" par lequel Redon à la dernière planche des Origines (juste après celle qui concerne l'apparition de l'homme) veut suggérer que l'évolution continue". C'est explication est une hypothèse, et malgré tout l'immense respect que je porte à Arnauld Pierre, je penserai qu'il faut revenir à une analyse plus nietzschéenne de Bowman. Nous avons vu précédemment que le film, que ce soit dans sa structure ou dans  de référence directes, puise en grande partie sa substance dans l'oeuvre de Nietzsche. Or, s'il l'on se penche un peut dans le "Zarathoustra", une image revient réguilièrement tout au long du livre, celle de la flèche de désir, je cite : "J'aime ceux qui sont pleins d'un grand mépris, parce que ce sont ceux qui vénèrent et qu'ils sont des flèches du désir d'aller vers l'autre rives",  "j'aime celui qui aime sa vertu car la vertu est volonté de déclin et une flèche de désir", ou encore "il vient le temps où l'homme ne projette plus la flèche de son désir par-dessus l'homme et où la corde de son arc a désappris à vibrer". Je pense donc que Bowman n'est pas un Ulysse, car le but de son voyage n'est pas de rentrer chez lui mais découvrir une chose inconnue pour l'homme, mais qu'il est métaphoriquement l'homme de Nietzsche qui se fait archer pour s'élever vers le surhumain, c'est-à-dire celui qui projette sa volonté toujours plus avant afin de découvrir qui il est. Bowman ainsi s'avance toujours plus loin - et un peu par la force des choses il faut le préciser - vers l'inconnu, et vers ce qui sera sa mutation. Son désir de curiosité pour aller découvrir le secret du monolithe l'entraîne aux confins des limites spatio-temporelles, là même où ces considérations n'ont plus lieu. C'est ainsi que Bowman transgresse son genre vers le surhumain, en propulsant son désir par-dessus l'abîme du temps et en laissant derrière lui ce qui le rattachait à sa condition d'homme. Bowman ne serait alors pas la figuration du personnage de Zarathoustra, celui qui enseigne aux hommes, ce rôle serait dévolu aux extraterrestres, mais serait donc bien l'archétype de l'homme qui reçoit les enseignements et les accepte.

 

Il semblerait donc que 2001 s'affirme comme une parabole nietzschéenne de la "maternité cosmique". Cependant, et là je n'avance qu'une hypothèse, serait-il possible d'envisager une influence Nietzschéenne dans ce qu'Arnauld Pierre nomme justement les "Maternités Cosmiques"? Celles-ci pourraient-elles être une relecture plastique de l'éclosion du surhumain à travers le champ sémantique visuel du foetus cosmique surgissant des eaux tel que Kupka le peint dans "Le Commencement de la vie" en 1900? Il paraît déjà que cette image pourrait-être une interprétation de la pensée hindoue du Brâhman telle que la rapporte Emile Gauthier dans "La Pensée Hindoue" : "L'oeuf du monde revient à la surface des eaux. Un Brâhman androgyne se sépare en mâle et femelle, non seulement pour la reproduction de la race humaine, mais encore pour celle de tous les animaux". L'influence de Nietzsche pourrait donc aussi se comprendre dans ces oeuvres qui mettent en scène l'homme cosmique, devenu pur esprit et affranchi des entraves de la vie terrestre.

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