Fiction et théâtralité dans la musique populaire du 20e siècle : de la divine idole à l’art total

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La musique populaire et l’élaboration d’une dimension théâtrale ont presque toujours coexisté dans la seconde partie du 20e siècle, introduisant dans cette frange de l’art musical une forte dimension fictionnelle. Ces fictions sont mises en mouvements par plusieurs composantes comme la création de décors sophistiqués sur scène, les costumes, la danse, des récits fictifs inventés en vue de l’édification d’un mythe dont la rock star est la figure centrale, s’imposant comme une sorte de nouvelle idole des temps modernes, poussant parfois – souvent ?- cette dimension jusqu’à la grandiloquence.

La musique étant supposée être un art abstrait, n’existant en général que pour ce qu’elle est, elle semblerait incapable de signifier autre chose que l’écoulement des sons sur la ligne temporelle, et donc elle semblerait n’entretenir avec la fiction et la théâtralité que de lointains rapports. Pourtant, nous savons que l’opéra a déjà opéré des liens entre la musique et la fiction, constituant un théâtre musical de grande ampleur, mais celui-ci existe en dehors de toute légende ou création de mythe. La figure du compositeur, bien que centrale, voire décadente (Mozart par exemple), ne constitue pas un mythe à proprement parlé, puisque le compositeur se situait de façon général en dehors de son œuvre, et ne s’imposait pas au milieu de la scène.

 

La mise en scène du musicien : la divine idole


La musique populaire du 20e siècle est indissociable de la personnalité du musicien, et plus particulièrement du chanteur. La place centrale de celui-ci s’apparente à une personnalité religieuse, dominant la scène et exhortant les foules. Par exemple, Jim Morrison, figure tutélaire de la rock-star sacrée, lecteur de l’ouvrage de Gustave Le Bon La psychologie des foules,  symbolise un nouveau leader religieux, qui lui ne se situe pas dans une église mais dans un nouveau lieu de rassemblement de la population, la salle de concert, manipulant les masses qui considèrent ce nouveau personnage comme une nouvelle idole à révérer. Ceci nous amène à reconsidérer la figure de la pop star comme une nouvelle divinité, de chair et de sang, mais intouchable, et ce en raison de sa position de créateur, d’artiste. Cet aspect religieux, presque christique, de la rock-star fut au cœur du travail de Dan Graham dans son œuvre « Rock my Religion ». L’œuvre de Graham expose dans une perspective historique, à partir de l’obscur groupe sectaire les Shakers (qui « rock » leurs corps) jusqu’aux grandes figures de la musique pop-rock comme Jim Morrison ou Patti Smith, que ce mouvement a réussi à drainer dans son sillon la population adolescente, et que celle-ci a déterminé comme ses nouvelle icônes ces grands leaders musicaux. Il n’est pas question ici d’envisager une étude complète de l’œuvre complexe de Dan Graham, mais la thèse de ce dernier consiste en l’affirmation de la musique rock et son esthétique comme une nouvelle religion moderne et parallèle.

La place prise alors par les personnalités de l’univers du rock est primordiale puisque ces dernières se voient confier une position de supériorité, devenant des exemples à suivre, transposant ainsi le rôle du prêtre, voire même du père, dans modèles trashs contemporains. Ces figures extrêmes, à jamais adolescentes, fascinent par leur grandeur et leur mode de vie « highway to hell », conjurant dans leur image d’un amusement total le triste sort réservé à la majorité de leur public dans la vie réelle. Il paraît donc évident qu’autour ces nouvelles idoles divines s’est construit une fictionnalité importante, une fiction non pas seulement sonore, qui ne saurait se suffire à elle-même, mais dans une alliance avec le paratexte de ces musiques, hypostasiant la figure de la pop-star dans le monde de l’art et du récit.

 

Création d’un moi fictif


En premier lieu, la rock-star s’est construit autour d’elle un mythe et une esthétique, construisant par ce biais une légende propre à elle-même dans la sphère fictionnelle du monde des musiques populaires. Deux exemples nous semblent emblématiques de cette construction d’un nouveau moi fictif  dans le domaine des musiques populaires, oscillant entre élaboration d’un récit imaginaire et mise en scène de ce récit : David Bowie et George Clinton.

La construction d’un alter-ego artistique et imaginaire doit passer avant tout par un conditionnement littéraire et fictionnel de cet autre qui doit vivre sur le devant de la scène. Il s’agit d’élaborer une culture spécifique afin de déterminer un nouvel univers fictif auquel il nous faut croire en raison de sa construction précise qui s’impose dans le réel. Que ce soit David Bowie ou George Clinton, l’apparition du personnage s’accompagne de la création d’un récit auquel il nous faut croire et que nous devons accepter. L’alter-ego de Bowie, Ziggy Stardust, créature venue de l’espace s’exprimant par la musique, n’existe pas seulement parce que Bowie l’a décidé, mais aussi parce qu’il a créé autour du personnage une mythologie, et comme George Clinton avec le Dr. Funkenstein, ce moi fictif vit à travers le costume et le masque qui lui sont constitutifs. Bien sûr, ici, le personnage sert un projet artistique afin de dépasser les frontières de l’art musical en lui intégrant la notion de théâtre ou de littérature. De la notion de masque, clairement visible dans le figure de Ziggy Stardust (le visage peint, la crinière rousse) ou dans le Dr. Funkenstein (perruque, costumes exubérants), naît la notion de personnage qui transpose le domaine musical dans l’univers du théâtre. Le propre d’un masque est qu’il garde la même expression, figeant ainsi sa constitution et la fiction qui lui est inhérente, comme un mort, mais un mort-vivant de par l’existence sous-jacente de l’artiste. Le personnage devient donc un concept, figé dans ses caractéristiques (d’où le suicide sur scène de Ziggy Stardust par David Bowie). George Clinton pousse même l’exercice jusqu’à scénariser l’apparition de son personnage en intégrant au livret de l’album Tear on the Roof Off un récit rappelant le défilement des textes d’introduction des films Star Wars, ancrant par cet acte son personnage et son histoire dans le cadre plus large de la science-fiction, estompant ainsi les limites entre musique et projet fictionnel.

 

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C’est en entourant le projet musical d’un paratexte dense – images, histoire, pseudonymes, costumes, masques, maquillage – que l’artiste entretient la dimension fictionnelle de son projet. Il faut tout de même rappeler que les précurseurs dans ce domaine furent les Beatles qui conceptualisèrent en premiers, dans un système cohérent, la notion de fiction dans la musique populaire en réalisant l’album Sgt Pepper Lonely Hearts Club Band en 1967.

Le lieu de syncrétisation de ces éléments doit être la scène qui permet de donner un environnement (dans un double-sens fictionnel et artistique), amenant à considérer l’espace scénique comme un lieu de rassemblement des différents médiums artistiques aptes à contribuer à l’élaboration du projet.

 

The stage as a world : mise en scène du récit, nouvelles manières d’écouter et de voir


Les extravagances fictionnelles de l’afro-futurisme de George Clinton ne doivent pas occulter le projet initial. Dr. Funkenstein constitue, ainsi que nous l’avons précisé plus haut, un concept, un catalyseur d’idées afin de créer une fiction, et d’étendre au domaine de l’art complet le concert de musique populaire. Si nous nous appuyons sur des considérations politiques, par le biais de George Clinton et son alter-ego, l’homme noir, ancien esclave, devient le chantre d’une nouvelle musique futuriste et le nouvel explorateur de l’espace. Il est à la fois ce noir américain descendant des esclaves et l’extra-terrestre funk venu sur Terre, et devient ce que Bastien Gallet nomme un « cyborg » : « le cyborg est précisément la fiction que nous sommes, et que nous deviendrons quand nous aurons renoncé au dualisme et à la dialectique, à notre nature, à notre innocence, à l’identité et à l’histoire, à nos pères et aux catégories qui en nous ont fait corps : bref, une fiction qui change le monde ». La scène devient donc le lieu où la fiction se déploie et s’exécute, créant un monde artificiel à la manière du théâtre.

Les concerts de Funkadelic ou Parliament sont à ce sujet remarquables dans la création et la gestion de la mise en scène de la fiction, puisqu’est monté un décor incroyable qui s’apparente plus à du théâtre : crâne géant dont les yeux s’allument et qui tient aux lèvres un joint qu’on allume avec un briquet géant, soucoupe volante descendant sur scène et dont s’extirpe le Dr. Funkenstein, pyramide ornée d’un œil géant, costumes extravagants constitués d’habits traditionnels indigènes, de combinaisons, de chapeaux démesurés en plumes, de lunettes géantes, paillettes, perruques, maquillages, etc. Le lieu de l’expérimentation musique devient aussi celui de la représentation théâtrale, dans lequel prend vit la fiction et le monde créé par l’artiste. A la manière du théâtre, chaque musicien est costumé et se déambule sur la scène.

La mise en scène du récit fictionnel constitue une nouvelle manière d’aborder l’écoute : celle-ci ne se limite plus seulement à entendre des sons, mais aussi à voir. Il s’agit ici d’un véritable dépassement du concept du concert, puisque dans sa forme classique ce dernier privilégiait avant toute chose l’écoulement des sons, et donc la perception abstraite de la musique. Avec l’avènement des musiques populaires, la musique se donne maintenant à voir, entrant par là-même occasion dans le domaine des arts visuels. Bien sûr, un tel faste, voire une certaine grandiloquence, doit amener à rester circonspect, mais cela ne doit pas lui ôter un intérêt d’étude et ne doit pas remettre en cause une analyse qui jusqu’ici n’avait pas vraiment été menée. La scène constitue donc un nouveau monde où se mêlent les différents médiums artistiques que sont la musique, les arts plastiques, la danse, le théâtre.

 

Le concert comme tentative d'environnement artistique global


Plusieurs années avant les concerts de Funkadelic/Parliament, ou ceux de David Bowie (bien que la scénographie de concerts de Bowie soit relativement limitée), les concerts psychédéliques avaient mis en place cette réflexion sur la possibilité de transformer la conception classique du concert en quelque chose de plus élaboré, s’appuyant sur les travaux des avant-gardes et sur des plasticiens ou des artistes Lumia. Depuis donc le milieu des années 1960, les musiques populaires investissent le champ des arts plastiques, puisant dans les travaux avant-gardistes, afin de créer des spectacles à grande échelle qui totaliseraient les différents médiums artistiques. Les light shows psychédéliques sont un premier exemple d’incursion des cultures populaires ou underground dans le domaine des arts plastiques, développant des principes artistiques et esthétiques avec un héritage bien présents de courants avant-gardistes comme le biomorphisme, ou encore le cinéma expérimental, en particulier le flicker film. Le principe fictionnel est ici développé par l’intermédiaire de la représentation visuelle de l’hallucination qui s’appuie sur des effets optiques et cinétiques hérités d’artistes Lumia comme Thomas Wilfred, ou d’artistes contemporains comme le GRAV en France ou le groupe USCO aux Etats-Unis.

Les concerts de Funkadelic/Parliament, bien que plus grandiloquents, et ne s’appuyant pas aussi nettement sur des travaux d’avant-garde, poursuivent cette voie, et construisent avec des outils plus démesurés un spectacle total, s’élaborant à partir de décors comme nous l’avons vu plus haut, des personnages, de lumières, de musique, de danse, s’apparentant à une sorte d’opéra funk moderne.

 

 

Les liens entre la fiction et les musiques populaires, en particulier le rock ou le funk, sont plus proches qu’on ne pourrait le croire. Le bluesman Robert Johnson avait déjà ouvert la voie en racontant avoir offert son âme au diable à un carrefour, créant par là le premier mythe du musicien moderne, élaborant par là une légende autour de sa personne et devenant ainsi un personnage, élément d’une fiction autant sonore qu’autobiographique. L’illusion de l’histoire est connue et acceptée par le spectateur, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle marche et s’impose. C’est cette construction d’une fiction commune avec le spectateur, se racontant à la fois par le récit et par la création musicale, qui permet d’envisager un environnement global qui dépasse le cadre strict du concert, et l’ancrage des musiques populaires dans un mouvement artistique parallèle, liant ainsi les deux parties par une promesse commune : « nous sommes dans le futur.»

 

 

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895.

Dan Graham, « Rock my Religion », vidéo, noir & blanc, couleur, son, 55 min 27 sec, 1982-1984.

The Beatles, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, Parlophone, 1967.

Bastien Gallet, “”We are in the future”, effets fictionnels dans l’art musical (et sonore) du 20e siècle”, Artpress, hors-série n°15, L’art des sons, novembre/décembre/janvier 2010, p.86.

Phrase attribuée à Sun Ra, in Bastien Gallet, “”We are in the future”, effets fictionnels dans l’art musical (et sonore) du 20e siècle”, Artpress, hors-série n°15, L’art des sons, novembre/décembre/janvier 2010.

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