« Ice Cave », 2012, La perception des flux – Les œuvres vidéos de Philippe Klarsfeld

« Ice Cave »,  2012 – Philippe Klarsfeld

La perception des flux – Les œuvres vidéos de Philippe Klarsfeld

 

« La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau ».

Notes de ma cabane de moine, Kamo No Chômei.

 

Au même titre que la flux de la rivière s’écoule infiniment plus loin que nos yeux, venu d’on-ne-sait-où, un endroit toujours en amont - nous ne sommes que des pierres fixes sur les berges, spectateur d’un seul endroit au sein duquel se rejoue indéfiniment un spectacle toujours différent - la caverne de glace de Philippe Klarsfeld ne se voit, ne s’entend, se traverse, s’expérimente, se goûte, se vit qu’en une situation fragmentée du tout, de la cosmogonie qu’a voulu créer Klarsfeld, et comme la rivière nous devons suivre son lit pour en comprendre le flux qui s’écoule et se déverse, sans arrêt, par et dans tous les pores de la terre et de l’esprit.

 

Nourri de sixde longues expéditions dans ce qu’on nomme communément le Grand Nord, des contrées explorées mais peu fréquentées par l’homme à l’exception des rares âmes qui y vivent, Philippe Klarsfeld a tiré du suc de la terre la matière à sa réflexion et à son travail plastique. Au cours des années 2000 il entreprend une série d’expéditions dans les régions arctiques, dans le Nord du Groenland, en Alaska, ou encore dans les régions les plus septentrionales du Japon, dans le nord de l’île d’Hokkaido. Lors de ces six expéditions Klarsfeld emmène avec lui sa caméra SONY PD 100 AP et décide de la poser face à des paysages grandioses vierges de traces humaines et d’enregistrer des heures et des heures de film. Comment appréhender la vie et la pensée dans des paysages solitaires où l’homme n’a pas encore posé sa main pour remodeler le paysage à ses besoins et ses envies ? S’agit-il seulement de regarder le monde se faire et se défaire devant nos yeux, glisser sur les eaux comme un iceberg puis sortir du cadre de notre vision – et donc presque de nos vies – ainsi que Klarsfeld le montre dans une de ses nombreuses vidéos ?  Kamo No Chômei poursuivait l’ouverture de son récit ainsi : « de-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des tâches d’écumes apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations ». Ici-bas, sur terre, les choses passent, filent, s’écoulent, se déversent, existent en un instant précis puis disparaissent pour aller « être » autre part, c’est ce qu’Héraclite nommait « panta rei », « tout coule » au sens de « tout passe », « tout devient, se produit, change, et s’écoule » selon les mots de Marcel Conche. Les icebergs, la lumière sur un éclat de quartz, les volutes de brouillards comme des bandes de gaze qui s’enroulent sur les cimes des sapins, les nuages qui s’amoncellent et se désagrègent au gré des vents, les hommes qui passent en bateau, cette captation du temps qui passe, le perpétuel mouvement, même le plus infime, traverse à chaque seconde les œuvres vidéos de Philippe Klarsfeld.

 

Cependant, le travail de Philippe Klarsfeld est d’une nature essentiellement protéiforme et ne saurait se limiter à un modèle plastique définit préférant s’appuyer sur un parcours au sein duquel se croise différents médiums plastiques. Ce choix délibéré sur lequel nous reviendront par la suite est ici l’expression d’une pensée profonde qui cherche à supplanter les mots par la forme et l’expression jusqu’à créer un ensemble qui, à défaut d’être parfaitement cohérent, s’articule en ce que nous citions plus avant, une cosmogonie, un univers complexe basé sur une lignée philosophique qui rejoint Héraclite et Nietzche en passant par le transcendantalisme poétique d’Henry David Thoreau, mais toujours à l’œuvre autour d’une idée centrale, celle d’un monde en mouvement qui se meut lentement, tellement lentement qu’il est parfois imperceptible à l’œil humain mais que la concentration et la patience, comme l’appréhension d’une grenouille selon Thoreau, permet sinon d’apprivoiser du moins d’observer et de sensibiliser. Ici, c’est le corps sensible au mouvement et aux éléments qui doit trouver sa place. L’artiste va déployer un geste plastique multi-intentionnel qui se décompose par strates successives jusqu’à l’élaboration d’une boîte de grande dimension, au sein de laquelle se trouve une sorte de coffre refroidi par un congélateur dans lequel seront projetées les vidéos, et qui constituera la matérialisation concrète d’une idée générique qui conduit Klarsfeld : « prolonger la littérature par d’autres moyens » selon les mots de l’artiste pour paraphraser Clausewitz. Il s’agit donc pour l’artiste de conduire une réflexion autour d’un écosystème littéraire qui créé un exosquelette autour duquel va se monter la structure plastique. Ainsi nous nous proposons d’organiser notre analyse autour de trois concept fondamentaux à l’œuvre dans le travail de Philippe Klarsfeld ; dans un premier temps nous reviendrons sur la nature, les natures qui s’affrontent ou s’additionnent au sein des films, notre deuxième réflexion nous amenant à considérer la pénétration de la philosophie zen dans le travail de Philippe Klarsfeld, organisant ce que nous pourrions nommer la « sémiotique de la cabane » ; puis la suite de notre analyse nous amènera à voir en quoi la volonté de transformation des mots, la « prolongation de la littérature »  selon les mots de Klarsfeld, revient à amorcer une réification du « panta rei » afin de donner forme, consistance et expression à l’idée du monde.

 

Nature(s)


Il nous faut cependant revenir en premier lieu sur l’origine même du nom « Ice Cave », la Caverne de Glace, et sur la nature du médium qui la caractérise. L’idée sous-jacente qui conduit Klarsfeld est la notion ou la métaphore de « Caverne de glace » qui est rencontrée par l’artiste une première fois chez Nietzche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » et qui donnera son titre au dispositif. Par la suite ce sont les images des palais, de glace ou de souvenirs, dépeintes par Tarjei Vesaas, écrivain norvégien, dans Le Palais de Glace[1] qui vont nourrir cette imaginaire du froid et du glacé de l’artiste. Par la suite, deux auteurs vont se révéler fondamentaux dans le parcours intellectuel et créatif de Klarsfeld : Héraclite et Henry David Thoreau sur lesquels nous reviendrons dans la suite de cette analyse. Cependant, Ice Cave présente aussi cet attrait puissant pour la nature qui habite son créateur. Amateur de Vesaas, Klarsfeld ne pouvait manquer d’insuffler à son travail l’attrait de la promenade, promenade qui se transforme ici en expédition. Cette dimension ne doit pas être occultée des vidéos d’Ice Cave, elle est même prépondérante dans l’œuvre puisque c’est à travers cet effort physique intense, loin de tout, que Klarsfeld peut capter ses images de nature vierge. Le cœur du travail est ce qui est « trouvé » sur place, le paysage qui sera filmé puis conservé. Le lieu désigné est ainsi destiné à prendre véritablement forme dans le format vidéo.

 

Le travail ne Klarsfeld ne manquera pas de susciter des interrogations quant à sa nature plastique et son insertion dans une tradition artistique. En effet, la capacité de Klarsfeld à saisir la Nature brute qui s’écoule peut le rapprocher d’un Land Art le plus rustique, nous amenant à nous interroger sur la condition d’ « earthwork » de son travail. L’artiste capte par vidéo les mouvements telluriques de la Terre et de la Nature, des paquebots de glace qui défilent sur l’eau calme des baies nordiques, le mouvement lent et puissamment cosmique du soleil sur un fragment de quartz incrusté dans la roche. Cependant ce travail vidéo n’est pas un « acte » sur la nature, une intervention directe, un modelage des matières terrestres, mais une captation directe, pure et brute des forces terrestres. Dans cette configuration le travail de Klarsfeld pose certaines questions quant à sa nature, le médium étant le message, la Nature conservée dans l’espace immatériel de la bande vidéo, mis à distance, dématérialisée dans un nouvel espace, un outremonde au sein duquel elle est « protégée », intouchable, inatteignable par la main de l’homme. Ainsi, face à la lente désagrégation des œuvres du Land Art « in situ » soumis aux aléas du climat et du temps, la Nature de Klarsfeld et ses œuvres sont extirpés du processus de destruction par la mise en forme d’un témoignage vidéo, une relique d’une Nature qui, elle, dans la réalité, est soumise aux forces terrestres et cosmiques et donc à l’altération. Ici nulle intervention sur la Nature, aucune « pulvérisation » de la sculpture pour paraphraser Michael Heizer, mais simplement le concept de la Nature dématérialisé et sauvegardé dans l’espace froid de la vidéo. Il ne s’agirait donc pas d’un « art de la terre » mais d’un « art pour la Terre » qu’accompli Philippe Klarsfeld, un processus de sauvegarde et de conservation d’un ensemble de « glocalités »[2] pour les générations futures, « glocalités » qui semblent condamnées à disparaître et dont le souvenir est réifié dans l’œuvre vidéo. L’œuvre est à l’image de Spiral Jetty de Robert Smithson, le lieu existe mais il est difficile d’accès, et parfois même la vision d’un instant s’évanouit pour toujours, les films deviennent alors les témoins d’un moment, « l’isolement est l’essence du Land Art » certifiait Walter Di Maria. Le travail vidéo de Klarsfeld s’impose donc à la croisée des chemins, une sorte de Land Art monumental qui se trouve conceptualisé dans la vidéo afin de thésauriser et d’organiser une vidéothèque de vestiges qui peu à peu passent et s’effacent dans le monde réel. Si la Nature n’est pas elle-même l’œuvre, son insertion dans le médium vidéo devient l’œuvre.

 

Pourtant, nous ne saurions limiter ce travail à une simple captation d’un phénomène, le processus à l’œuvre chez Klarsfeld est autrement plus complexe. Il s’agit de filmer un lieu, un paysage, en évitant le plus possible toute trace humaine, d’un point de vue unique, sans mouvement de caméra, pendant 40 min très exactement, et de capturer tout ce qu’il peut s’y passer sans retoucher quoi que ce soit, ce qui est filmé étant ainsi laissé au hasard, la volonté de pas avoir de marque humaine est alors soumise aux aléas de la vie du lieu, et certaines vidéos laisse parfois voir un bateau de pêcheurs Inuits passer sur l’onde calme au crépuscule embrasé. Les vidéos sont alors nommées suivant leur durée par l’intervalle de temps qui les caractérise dans la suite chronologique où elles ont été réalisées, par exemple 4281-4320, 7641-7680 ou encore 12521-12560.

 

L’entremêlement des champs sémantiques du temps et de la nature découle des références littéraires qui nourrissent la réflexion de Philippe Klarsfeld, références incarnées par la figure tutélaire qu’est Henry D. Thoreau, sans oublier Héraclite sur lequel nous reviendrons dans la suite de cette étude. L’objet n’est pas ici de définir la pensée du philosophe et théoricien, mais d’analyser les articulations du travail de Klarsfeld autour de certains concepts fondamentaux de sa philosophie. Le choix de Thoreau et d’Héraclite peut paraître assez paradoxal, les deux philosophes séparés de plus d’un millénaire n’étant pas réunis par une école ou par un héritage (d’Héraclite à Thoreau), mais par une concordance des idées filtrées puis essentialisées à travers l’œuvre de Klarsfeld. Henry David Thoreau, penseur, voyageur et naturaliste américain du 19e siècle pose avec Ralph Waldo Emerson les bases d’une philosophie américaine et élabore les principes du transcendantalisme, pensée influencée par Kant afin d’aller à l’encontre de l’empirisme, dans le but de développer une approche de la perception du monde fondée sur la sensation, l’observation, l’intuition, l’émotion quasi mystique suscitée en particulier par la nature. Penseur du sublime mais homme dépouillé, le philosophe même incarne l’œuvre de Klarsfeld. Les vidéos sont en effet la marque de l’observation directe de la nature, une observation fixe de l’œil de la caméra auquel rien n’échappe. A la manière de Thoreau qui s’exile en marge du village dans Walden et qui investit un espace dans la forêt au bord de l’étang de Walden, espace où « l’humain et le non-humain s’y interpénètrent » suivant les mots de Michel Granger, l’œuvre de Philippe Klarsfeld cherche à explorer ces mêmes espaces, des lieux où le non-humain l’emporte sur l’humain mais que l’homme peut traverser. Ce sont les « grandes terres », ces lieux sauvages, le « wilderness », qui symbolisent la recherche de Klarsfeld de lieux (les « glocalités » dont nous parlions tout à l’heure) vierges et propices à la contemplation. La vie de Thoreau se définie par une certaine austérité, une véritable simplicité qui l’ont amené à se dépouiller de tous les oripeaux qu’il jugeait superflus ; à sa manière Klarsfeld retranscrit cette expérience par un choix volontairement aride de prise de vue filmique partant du postulat que la Nature parle d’elle-même et qu’il n’est nul besoin de la magnifier par des artifices de mise en scène, elle est elle-même poésie et elle se charge de valeurs poétiques par notre regard et notre sensibilité, la technologie n’a donc absolument pas vocation à rajouter de la poésie à la poésie, elle n’est qu’un outil au service de la contemplation. C’est alors une sorte de recherche de l’innocence du regard que recherche Philippe Klarsfeld, et ainsi que le dit l’artiste lui-même : « dans la nature m’intéressent la sauvagerie et l’innocence, l’innocence du devenir ».

 

Fixité zen


Cherchant à prolonger l’activité de contemplation, Klarsfeld tente de mettre en place un protocole de méditation inspiré du zen à travers ses vidéos, mais sans posture type à adopter même si l’acte de regarder en position fixe s’inspire naturellement du zazen. Philippe Klarsfeld a rencontré en 1996 le peintre japonais Yuji Tomono qu’il considère comme un ami et un maître, puis a réalisé un séjour près du grand sanctuaire d’Ise, sanctuaire shinto le plus important au Japon, réputé notamment pour avoir abrité le Miroir sacré de l’Empereur, disque de bronze symbolisant la sagesse et la faculté de comprendre. Le zazen est la posture assise de la méditation et dont le but est de se concentrer sur la respiration et la posture elle-même afin d’atteindre l’illumination, l’Eveil (satori) pour reprendre le vocabulaire bouddhiste. Le zazen s’appuie donc sur trois attitudes : être assis, la respiration, et l’allègement de l’esprit. Le zazen nous apprend que le but à atteindre par l’esprit est de laisser passer les images et les pensées « comme des nuages dans le ciel », et d’éclaircir l’esprit jusqu’à obtenir une certaine pauvreté, une aridité de la pensée, un vide qui ensuite ne demandera qu’à être comblé. L’acte de monstration des vidéos de Klarsfeld cacherait alors une incitation à la pratique de la médiation. Les films montrés, films « pauvres », seraient ainsi la transcription des ces « nuages dans le ciel » des images sur lesquels il n’est pas nécessaire de se concentrer mais qu’il faut fixer, un flux lent qui peu à peu se vide de sa substance pictographique pour ne plus devenir qu’un « courant » de pensée au sens premier du terme, un ruisseau, une rivière, des brumes de brouillard qui passent, des icebergs qui glissent, le soleil qui suis son court avant de décliner et disparaître. Les vidéos nous convient alors à un exercice de pensée visant à atteindre une compréhension du monde, à développer la concentration, à devenir plus serein, et donc à comprendre le flux du monde et la disparation des éléments au sein desquels nous vivons, car il est important de rappeler que les choses vues sur l’écran arrivent, défilent, et disparaissent, inlassablement. L’artiste établit donc une corrélation entre le « vide » de l’image et le vide de la pensée. Ainsi, en parallèle au trésor du grand sanctuaire d’Isé, le Miroir sacré de l’empereur, les vidéos de Klarsfeld sont un miroir vide qui reflète le vide, l’artiste affirmant lui-même : « dans le Naiku, sanctuaire le plus sacré de tous les sanctuaires d’Ise, il y a un miroir. J’essaie d’être un miroir, ma caméra, un miroir, chaque vidéo d’Ice Cave, un miroir ». Fixer le flux dans le vide pour mieux en prendre conscience, jusqu’à percevoir le mouvement lent de toute chose dans l’apparente fixité.

 

A la pratique dissimulée du zazen il convient d’ajouter le champ sémantique du froid qui est exploré par l’artiste de différentes manières afin d’en extraire les différentes singularités qui permettront de dégager son essence jusqu’à nous mener à ce que nous appellerons le ralentissement des flux. Le froid est pris par l’artiste en premier lieu pour ce qu’il est, une sensation thermique physique et sensitive, immatérielle et impalpable, inférieure à la température ordinaire ressenti par une personne. Ce froid peut être soit naturel soit réalisé artificiellement grâce aux techniques modernes et servir à la conservation et au conditionnement des choses. Cette caractéristique du froid nous amène à la seconde dimension envisagée par l’artiste, celle de la conservation. Le froid ralentit les choses, parfois presque jusqu’à les fixer dans l’immobilité ou la presque immobilité. Le caisson de Klarsfeld  présente cette particularité de conserver dans le froid des projections de vidéos elles-mêmes réalisées dans des endroits polaires et ayant pour sujets ces lieux glaciaux.  La mise en abîme se poursuit dans la vitesse du défilé des éléments sur l’image, ceux-ci passent à vitesse réelle mais à l’allure lente de la Terre. Le froid semble donc tout ralentir afin de conserver le plus longtemps possible ces fragments de nature capturés par l’artiste dans sa caméra vidéo. Le froid sera In fine à prendre comme la métaphore du Temps, il est celui qui joue avec la Nature et avec l’homme, celui qui maîtrise le flux qui s’écoule, le ralentit, ou le fige.

 

Les travaux vidéos de Klarsfeld définissent ainsi ce que nous nommions en introduction la « sémiotique de la cabane », c’est-à-dire l’étude la cabane en tant que signification et signifiant. Les films de Klarsfeld ont vocation à être conservés dans une boîte qui est la reconstruction symbolique de la cabane d’Henry David Thoreau, de celle de Kamo No Chomei, mais aussi du Naiku du grand sanctuaire d’Ise. La cabane définit un abri, un lieu de protection où l’on vient se prémunir du danger extérieur, se mettre à distance d’éléments qui serait potentiellement menaçant pour la survie de ce qui s’y est abrité. La cabane est aussi le symbole d’une construction simple, rustique, faite à la main avec des éléments naturels, la cabane étant ainsi le lieu et l’habitat privilégié en pleine nature. Les vidéos de Philippe Klarsfeld remplissent cette fonction, celle d’être une « cabane virtuelle » pour des mimesis de nature, des représentations, des souvenirs qui obligatoirement disparaissent dans la réalité pour de multiples raisons (oubli, désastre écologique, renouvellement naturel du paysage par ses propres forces par exemple). La nature aura alors tendance à poursuivre son mouvement universel de métamorphose au sein d’un cadre défini (le champ de la caméra, les 40 min) qui aura pour but d’en conserver une trace pour des générations futures dans un système de contemplation méditative.

 

« Panta Rei » héraclitéen


Il semble que sous le fragment d’Héraclite « Panta Rei » s’annonce un des principes fondateurs de la pensée de Philippe Klarsfeld, donc  de son travail. Nous nous appuierons sur l’étude que Marcel Conche en fait dans son ouvrage sur les fragments d’Héraclite[3] afin d’expliciter cette notion et d’y intégrer le travail de Klarsfeld, et non l’inverse car il semblerait que le « Panta Rei » soit une notion universelle à laquelle l’artiste tente de donner une visibilité plastique, de la prolonger par d’autres moyens que littéraires[4]. Platon et Aristote ont utilisé précédemment à Héraclite l’expression « Panta Rei », ou de manière analogue « Panta Kineitai » que l’on peut traduire chez eux par « tout se meut », « tout est en mouvement ». Chez Héraclite, « Panta Rei » prend le sens de « tout s’écoule », exprimant l’idée d’un écoulement universel, mais un écoulement de quelle sorte ? Selon Conche, Héraclite considère le mouvement dans sa « nature fondamentale », « il n’est pas possible d’entrer deux fois dans le même fleuve » car le fleuve a changé, il n’est jamais le même. Nous retrouvons ici la phrase de Kamo No Chomei mise en exergue de notre étude. Donc, en ce sens, le fleuve, en ceci qu’il n’est jamais le même, n’est jamais, il devient toujours. Cela revient à comprendre que la nature est faite de processus, c’est-à-dire de mouvement entrainant le changement, l’altération, la modification, voire la métamorphose. Le passage d’un état à un autre n’entraîne pas d’étape intermédiaire, il s’opère dans une seule continuité qui voit le monde se transformer dans un seul mouvement sans que rien ne puisse sembler l’arrêter. C’est ici, dans le processus de l’écoulement du monde que les films de Klarsfeld s’inscrivent, dans ce mécanisme fluide qui voit la nature muer d’un état à un autre et dont le changement n’est perceptible que dans la longueur et la patience de l’observation zen. La nature change, passe d’un état à un autre, amorce ce qu’Héraclite pensait comme l’unité des contraires au sein de la nature, et montre qu’elle n’est jamais figée, donc insaisissable. Les vidéos de Klarsfeld traduisent dans le mouvement de pure exposition le passage des éléments qui semblent extérieurs et étrangers au devenir humain, elles mettent en œuvre la réification de la philosophie Héraclitéenne à travers le médium vidéo. La monstration concerne ici des forces qui dépassent l’humain, qui lui sont plus vieilles et pour qui le déroulement du Temps n’est pas le même, la nature et l’homme n’étant pas réglés sur la même horloge, le temps de la nature, mû par la lenteur de forces telluriques qui nous précèdent depuis des milliards d’années, étant infiniment plus long et plus solide que l’accélération et la vélocité humaine. La littérature, et plus précisément le concept philosophique héraclitéen, est alors prolongée par des moyens plastiques les « chosifiant », les rendant « palpables » visuellement dans un processus de réflexion et d’exploration méditative.

 

Cependant, la dimension écologique du travail de Philippe Klarsfeld ne doit pas être occultée, puisque qu’elle est une des finalités de l’œuvre, la conservation de l’image, de la représentation de la nature, sa mimesis virtuelle, loin de la main de l’homme, lui qui a si souvent interféré dans le processus de la nature, ce « Panta Rei » qu’il a voulu maîtriser. A la manière d’une philosophie au sein de laquelle il nous faut toujours discerner une pensée fondatrice, l’artiste cherche ici à préserver la nature de notre main en nous invitant seulement à la contempler dans un exercice méditatif intense, définissant ainsi le processus écologique comme un déploiement avant tout mental, la puissance de la nature étant de prime abord causa mentale, une force chargée de la capacité poétique que l’homme sait lui transmettre quand il sait la voir, et juste la voir.



[1] Tarjei Vesaas, Palais de Glace, GF-Flammarion, Paris, 1985, 191 p.

[2] « glocalité » est un mot-valise dérivé de « glocal » formé de « global » et « local » introduit dans le vocabulaire anglo-saxon par Roland Robertson de l’Université d’Aberdeen en Ecosse. Le sens que nous lui donnons ici est que la Nature en elle-même est globale, globalisée, mais que Klarsfeld n’en saisi que des émanations locales, localisées, car il est impossible de saisir la Nature dans son entier, mais simplement des morceaux d’un tout mondial. La « glocalité » est donc le lieu précis et défini, riche de sa vie, de la captation d’une entité qui tend à être globale.

[3] Héraclite, Fragments, texte établi, traduit, commenté par Marcel Conche, Paris, PUF, 1986.

[4] « Prolonger la littérature par d’autres moyens » selon les mots de Philippe Klarsfeld.

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