Quelles définitions pour l'Art? Par Benoît L.C.

Quelle(s) définition(s) pour l’Art ?

 

     Comment savoir exactement de nos jours ce que l’on peut entendre par « Art », comment savoir ce que l’on peut considérer comme « Art » et ce que l’on ne peut pas, et comment savoir selon quels critères juger le travail d’un artiste et sa démarche ? Face à certaines œuvres, la réponse va de soit : oui, j’aime cette œuvre, ceci est de l’art selon moi. Mais la réponse peut être confuse et incertaine face à d’autres : cette œuvre est-elle encore du ressort de l’art ? Peut-on parler d’art pour certaines œuvres ? Ne faut-il pas plutôt parler d’autre chose ? Ces questionnements ne sont effectivement pas d’hier, et beaucoup de tentatives pour y répondre ont déjà eu lieu. Mais il me semble que le désarroi existe encore. La question est donc toujours d’actualité.

      La diversité des pratiques et la multitude des média choisis par les artistes, pour construire leurs points de vue,  concourent à s’interroger  sérieusement sur la notion d’ « Art » et sur celle d’ « Artiste ». Ces notions –Art/Artiste- correspondent à des concepts qui sont les mêmes depuis des siècles bien qu’une évolution ait eu lieu, le Modernisme. Le Modernisme est cette période qui correspond chronologiquement de la moitié du XIXème siècle jusqu’à la fin des années 1960. Le Modernisme se comprend comme un cheminement vers l’essence des choses, vers une simplification des formes qui ramène l’art à sa plus simple expression, c’est à dire à ce qu’il est réellement autoréflexif.  De Manet (1), en passant par

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Edouard Manet, Devant la glace, 1876. (1)

 

l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme, l’expressionisme, l’abstraction géométrique jusqu’au minimalisme et l’art conceptuel, d’une innovation à l’autre, les formes se schématisent, se simplifient pour n’être plus que signes, éléments visuels, matières et enfin définition avec Kosuth (2). C’est là même que se termine le Modernisme et nous pourrions également croire que l’art s’arrête ici. La succession de ces différentes expérimentations plastiques, plus radicales les unes que les autres, n’ont aboutit en vérité que dans une inextricable impasse. Le cadre de la peinture devint dès lors trop étroit pour les générations suivantes et les limites de l’art, déjà atteintes dans les années 1920 en Europe, se devaient d’être à nouveau franchies par crainte d’une imminente sclérose. L’attitude d’Allan Kaprow est éloquente à ce sujet. Dans son texte crucial de 1958 « L’héritage de Jackson Pollock », Kaprow explique que la démarche de Pollock a donné lieu

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Joseph Kosuth, Titled (art as idea as idea), 1967. (2)

 

à deux alternatives pour renouveler l’art : soit l’artiste approfondit la méthode abstraite de Pollock, au risque de tourner en rond dans le cadre de la peinture désormais limité, soit il

accepte de sortir du cadre et produit un art en rapport avec la vie, en mêlant le quotidien, le banal, à une attitude artistique expérimentale (3).

 

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Allan Kaprow, Yard, 1961. (3)

 

Warhol prit le parti de présenter les produits de consommation ordinaire (4) (mais tout de même chargés de références culturelles) comme œuvre d’art, et pour utiliser une expression chère à Arthur Danto, il « transfigura le banal ». Une autre manière de sortir et d’élargir les frontières de l’art traditionnelles peut être celle de Lawrence Weiner qui prôna la libre interprétation de ses « statements » (5) et accepta de déléguer la présentation de son travail à quiconque le désirait, laissant une grande liberté dans la perception de ses œuvres aux spectateurs.

 

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Andy Warhol, Brillo Boxes, 1968. (4)

 

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Lawrence Weiner, Two minutes of spray paint upon the floor

 from a standard aerosol spray can, 1968. (5)

 

     Outre l’apparition du banal, du trivial et la participation du public dans les manifestations artistiques des années soixante, de nouveaux moyens de créer furent intégrer au cours des décennies suivantes. L’art n’était donc plus seulement fait de peinture et de matériaux solides, mais également de vidéos, de photographies, d’exhibitions corporelles, d’installations faites de matériaux divers et variés, etc. Le rejet des frontières traditionnelles de l’art bien assimilé par les artistes, les critiques d’art, les galeries et les institutions, n’importe quel matériel, n’importe quelle idée pouvait dorénavant servir de support aux différentes démarches artistiques. Dans son texte « Apprendre à vivre avec le pluralisme», Danto décrit avec prudence cet état des choses qu’il appelle « pluralisme ». Les années soixante-dix incarne, selon lui, pour la première fois dans l’histoire de l’art occidentale, une période où il n’existe pas de « canons perceptifs pour une œuvre d’art », la première fois que les artistes ne suivent plus une ligne directrice historique. Ainsi, « l’œuvre d’art peut avoir l’aspect d’une boîte Brillo si vous êtes un artiste Pop ou d’un panneau de contre-plaqué si vous êtes un minimaliste. Elle peut avoir l’air d’une part de tarte ou d’une vrille de fil de fer ». Danto souligne par la suite que ce « pluralisme » fût sensible jusque dans les méthodes d’enseignement : « il apparut en même temps que le sens de l’art ne peut pas être enseigné à travers des exemples et que ce qui distingue l’art du non-art n’est pas de nature visuelle mais conceptuelle ».

    Pluralisme de création plastique et pluralisme d’enseignement artistique sont les signes d’une ouverture des frontières de l’art qui, jusqu’à présent, n’a cessé de conquérir de nouveaux terrains et de se nourrir de nouvelles disciplines. Car si l’art est drastiquement sorti de ses limites, les artistes eux n’ont jamais réduis leurs besoins de nouveautés ni renoncé à leurs expérimentations. De 1970 aux années 2000, on constate que ces recherches artistiques n’ont fait que croître. Qu’en est-il aujourd’hui ?

    En cette fin de décennie, l’artiste est polyvalent. L’enseignement multidisciplinaire transmis par les écoles d’art permet aux futurs artistes de se diriger vers de multiples voies et de fonder leur travail sur le ou les média de leur choix. En outre les artistes ne se limitent pas scolairement à leur éducation et prospectent hors de leur discipline, toujours à l’affut d’idées leur permettant de parvenir à leurs fins. L’artiste actuel ne se limite à rien et s’ouvre à tout : rien n’est jamais rejeté dans la démarche d’un artiste qui ne puisse apporter à sa création.

    Il semble donc que la création artistique actuelle soit illimitée autant dans ce qui produit l’art, dans ce qu’est l’art matériellement parlant (ou immatériellement), que dans ce que signifie l’art. Rien n’empêche effectivement, et ce depuis les dernières décennies du XXème siècle, que l’artiste ne soit pas l’auteur de son œuvre. L’artiste doit surtout être l’auteur « moral » de l’œuvre. Sa réflexion qui a pour aboutissement l’œuvre est primordiale. Il n’y a donc pas de limites dans la production de l’œuvre, n’importe qui peut la faire tant que l’idée existe et appartient à l’artiste. Ensuite l’art peut être fait de tout et même de rien. Enfin les influences des artistes, leurs idées, leurs démarches peuvent provenir d’artistes mais aussi de toutes autres disciplines extérieures à l’art ! Si bien que l’artiste est tour à tour sociologue, activiste, philosophe, scientifique, archiviste, historien, chroniqueur…tout en demeurant artiste, à savoir que le fruit de son travail est quand même reconnu comme art puisqu’il est soit présenté dans le contexte de l’art, soit reconnu comme tel par des spécialistes de l’art et surtout, parce que l’artiste se revendique avant toute appellation comme « artiste ».

    Les artistes se sentent très souvent concernés par les problématiques contemporaines. Leurs créations sont donc souvent les conséquences de questionnements sur l’état du monde et sur la place qu’occupe l’Homme dans celui-ci. Ainsi, le foisonnement et la pluridisciplinarité de l’art contemporain n’a d’égal que la complexité et l’incommensurabilité du monde dans lequel nous évoluons. Débarrassé de ses limites traditionnelles l’art n’a cessé depuis les années soixante-dix de se déployer dans ce monde rempli d’alternatives.

    Toutefois, comme je l’ai fait remarquer plus haut, l’art, tel qu’il existe maintenant, n’offre plus vraiment de repères et porte parfois à confusion à propos de ce qui peut être une création viable et pertinente et une autre, qui ne peut pas l’être. Le « pluralisme » impliquait en effet la « disparition d’une direction historique » selon Danto, une disparition qui « était ressentie comme une disparition du sens même de la création artistique ». Cette perte de sens existe réellement à partir du moment où un concept (l’art en l’occurrence) évolue hors de ses limites. L’art est encore aujourd’hui synonyme de peinture et de sculpture chez le plus grand nombre. Le grand public éprouve des difficultés à s’adapter au « pluralisme » de l’art contemporain. J’en veux pour preuve le nombre d’ouvrages didactiques et pédagogiques au sujet de l’art contemporain publié ces dernières années, alors que les monographies d’artistes et les catalogues d’exposition palliaient suffisamment à la connaissance du travail des artistes auparavant. Ensuite, lorsqu’un critique d’une certaine renommée défend un artiste face à d’autres critiques de la même notoriété, les arguments de l’un, malgré leur pertinence, ne valent pas forcément plus que ceux des autres (De nombreuses personnes critiquent avec véhémence l’exposition de Loris Gréaud au Palais de Tokyo en 2008, alors que Nicolas Bouriaud la défend complètement par exemple). Qui peut donc réellement dire si le travail d’un artiste est bon ou mauvais ? Quels peuvent être les critères de jugement face à des démarches toutes aussi multiples les unes que les autres ?

     Danto n’a pas tort lorsqu’il relève cette « disparition du sens de la création artistique ». Tout ceci nous conduit donc à des questions d’appellations, de sens et de définitions.

     « Art » vient du latin « ars, artis » qui signifie « habileté, métier, connaissance technique ». L’étymologie du mot « Art » ramène donc à un savoir-faire technique bien particuliers. Il convient de constater qu’on utilise aujourd’hui le même mot qu’il y a des siècles, bien que son sens ait progressivement évolué à la fin du XXème siècle. Pourtant, l’étymologie restant la même qu’à l’origine de l’utilisation du mot, la signification du concept « Art » est à distinguer de celles en vigueur en 1450 ou en 1850 ! Et s’il est vrai que le sens de 1850 se rapproche sensiblement de celui de 2009, il faut bien admettre qu’il s’en écarte à vive allure. D’où la conclusion que nous utilisons le même mot à deux époques différentes pour une définition qui diverge du tout au tout. Il est d’ailleurs quasiment impossible de définir l’art de nos jours. Nous en sommes arrivés au point de non-retour où l’art n’a pas une définition mais de multiples définitions. Or, un concept qui au lieu d’avoir une définition, en possède plusieurs, se scinde en plusieurs concepts et tend donc à disparaître.

    Le terme « Art » est au fond archaïque et ne correspond plus à la réalité des choses aujourd’hui. Il est difficile de parler d’ « Art » devant une installation de Liam Gillick (6) ou  à propos du travail d’Harun Farocki (7). Pourtant nous gardons le terme par convenance, par confort, voir par sécurité.

 

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Liam Gillick, How are you going to behave?

A kitchen cat speaks, 2009. (6)

 

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Harun Farocki, Deep play, 2007. (7)

 

   De même, il est difficile de parler aujourd’hui d’ « Artistes ». Alors que l’artiste est étymologiquement celui qui « maîtrise un savoir-faire, une pratique technique », il convient de souligner la pauvreté de la définition face à la pratique multidisciplinaire des artistes contemporains. Nombreux sont les artistes qui ne réalisent plus matériellement leurs œuvres. Evidemment, ils les créent par la pensée, mais ne les fabriquent que rarement. Ce processus de création est tout à fait légitime et n’est pas remis en cause ici. Seulement peut-on encore utiliser le mot artiste, pour qualifier des personnes agissant comme des sociologues, des activistes, des passeurs de savoirs et de messages, des historiens, des archéologues et plus encore ?

   La pratique artistique a depuis longtemps passé le stade de la décoration intérieure ou extérieure. La peinture expérimentale du début du XXème siècle pouvait encore décorer un intérieur. Mais de nombreux artistes ne peignent plus pour décorer de nos jours. Chez beaucoup d’entre eux, c’est avant tout un message, une constatation, une aide à la prise de conscience du monde qui nous entoure, qui est  véhiculé par le truchement de la création artistique. Une peinture de Djamel Tatah (8) ou de Guillaume Bresson (9) ne peut être un élément décoratif. Ces artistes nous aident à ouvrir les yeux sur des problèmes sociaux quotidiens et ne tentent en aucun cas de décorer nos salons.

 

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Djamel Tatah, Sans titre, 200... ? (8)

 

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Guillaume Bresson, Sans titre, 2007. (9)

 

   Ensuite des artistes comme Louise Lawler (10) ou Sherri Levine (11) se questionnent sur l’histoire de l’art, son évolution, sur les pratiques muséales et, par leurs démarches « appropriationistes », tentent  de s’intégrer dans une histoire en devenir tout en en faisant l’archéologie et la critique.

 

(image non-disponible, nous vous prions de  nous excuser)

Louise Lawler, Blue Dog, 2007. (10)

 

    Les démarches de Liam Gillick (6) ou Julien Prévieux (12) tentent la relecture d’un système social dont les idéaux progressistes révèlent peu à peu leurs faiblesses, la rapide obsolescence de nos certitudes et des systèmes qui nous régissent. Ils agissent comme des enquêteurs, travaillant à mettre à nu les incohérences du système social occidental.

    La recherche du beau n’est donc plus l’ultime dessein de l’artiste, ni la recherche plastique. Il s’agit plutôt de comprendre, de démasquer, d’étudier, d’enquêter, en somme, de rechercher la vérité, de tenter de s’en approcher au maximum. Si telle est la démarche de la grande

 

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Sherri Levine, Fontain (After Marcel Duchamp), 1991. (11)

 

majorité des artistes contemporains (et ceci quelque soit le médium, du plus traditionnel au plus technologique) alors il serait préférable de ne plus nommer « artistes » ces acteurs. Beaucoup trop de disciplines extra-artistiques entrent ici en cause pour que les notions « Art » et « Artistes » soient encore valables. L’idéal serait que de nouveaux termes, plus adéquates, plus proche du travail des artistes soient établis afin de ne pas mélanger, sous un seul terme réducteur, des démarches divergentes. La définition de l’ « Art » n’est bien sur pas figé et

 

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Julien Prévieux, La totalité des propositions vraies (avant), 2009. (12)

 

imperméable. Elle évolue et absorbe de nouvelles pratiques, idées et démarches. Pourtant, il résulte de son utilisation constante, pour qualifier toutes ces pratiques, que l’art n’est pas pris au sérieux et que le travail des artistes n’est pas pris au sérieux non plus. On entend souvent, en réponse à des doutes provoqués par une œuvre « ne fait pas attention, c’est de l’Art » à comprendre dans le sens tautologique de Barthes : « l’art, c’est l’art » entendu que comme il s’agit d’art, il n’y a rien à comprendre. On ne préfère dès lors pas comprendre car la compréhension pourrait nous faire ressentir de la peur, de la tristesse face à la vérité du sens de l’œuvre. Pourtant il y a tout à comprendre de l’art, toute une richesse à découvrir. Il est à craindre que le terme « Art » finisse par desservir l’art et qu’il le réserve, par la force des choses, à la simple élite du monde de l’art. On passe à coté de tout un univers passionnant en ne considérant la chose que comme « Art ». L’art actuel contient énormément plus que ce que l’on pourrait croire. Accepter l’emploi de nouveaux termes qualificateurs pou ces pratiques aurait pour conséquence un mode de compréhension plus profond des différentes démarches artistiques. La perte de sens soulignée par Danto se transformerait donc en un retour de sens dès lors que chaque démarche serait qualifiée d’un terme signifiant mieux de quoi elle retourne. Le travail des artistes n’en tirerait que profit puisque des appellations plus proches de leurs démarches clarifieraient leur propos et les rendraient plus accessible. Leurs œuvres acquerraient donc plus de sens et plus de force de conviction auprès de tous les publics.

 

Benoît

 

 

KAPROW Allan, L’art et la vie confondus, Jeff Kelley (dir.), trad. Jacques Donguy, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, 286 p.

 

DANTO Arthur, Après la fin de l’art, trad. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Edition du Seuil, 1996, 342 p.

 

DANTO Arthur, op. cit.

 

BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Edition du Seuil, 2007, 275 p.

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